La maison la plus chère du monde?

lun, 18/12/2017 - 01:21

La maison la plus chère du monde?

Par Nicholas Kulish and Michael Forsythe
Un château d’une valeur de 300 millions de dollars fait partie d’une liste d’acquisitions extravagantes d’un prince qui prend des mesures sévères contre les richesses mal acquises et prêche l’austérité dans son pays.

LOUVECIENNES, France — Lorsque le Château Louis XIV s’est vendu à plus de 275 millions d’euros il y a deux ans, le magazine Fortune le qualifiait de “maison la plus chère du monde” et Town & Countrys’émerveillait de sa fontaine dorée, de ses statues de marbre et de ses haies taillées en labyrinthes agrémentant un parc aménagé de 23 hectares. Pourtant, si les détails somptueux de la propriété étaient connus, un mystère persistait: celui de l’identité de l’acheteur.
Le propriétaire n’est autre que le prince Mohammed Ben Salman, héritier du trône saoudien, selon des informations obtenues au cours d’entretiens avec des conseillers de membres de la famille royale saoudienne, des documents fuités et des archives de sociétés de trois pays différents. Le même jeune prince est l’instigateur d’une série de réformes audacieuses qui transforment le royaume et ébranlent le Moyen-Orient.
Le château acheté en 2015 semble faire partie d’une série d’acquisitions aux prix exorbitants, dont un yacht à 500 millions d’euros et une peinture de Léonard de Vinci à 382 millions d’euros, par un prince qui est pourtant à la tête d’une vaste campagne de lutte contre la corruption et l’enrichissement personnel des élites saoudiennes.

Le château a été acheté pour le prince héritier Mohammed Ben Salman, qui mène une campagne anti-corruption contre les élites saoudiennes, et prône l’austérité fiscale dans son pays.

“Il a essayé, et réussi, à se donner l’image de quelqu’un de différent, un réformateur, ou tout au moins un réformateur social, et qui n’est pas corrompu”, dit Bruce O. Riedel, ancien analyste de la CIA et auteur. “C’est un coup sévère porté à cette image”.

L’histoire du Château Louis XIV, reconstituée à partir d’entretiens et de documents auxquels le New York Times a eu accès, a tout d’un polar. Ses personnages-clés sont un avocat au Grand-Duché de Luxembourg et un homme-à-tout-faire pour millionnaires à Malte. Kim Kardashian elle-même y fait une apparition lorsqu’elle songe à y organiser son mariage avec Kanye West, avant que le prince héritier ne s’en porte acquéreur.
L’identité réelle du propriétaire de ce château de Louveciennes, situé près de Versailles, a été soigneusement dissimulée derrière des sociétés écrans enregistrées en France et au Luxembourg. Ces dernières appartiennent à Eight Investment Company, une société saoudienne dirigée par le gérant de la fondation personnelle du Prince Héritier Mohammed. Selon des conseillers de la famille royale, c’est le prince héritier qui est le propriétaire de fait du château.

Le château est construit dans le style Louis XIV, et une statue en marbre du Roi Soleil siège dans le parc.

La société Eight Investment est aussi l’entreprise au travers de laquelle le Prince Mohammed a pu acquérir, sur un coup de coeur, un luxueux yacht de 134 mètres. Il l’a racheté à un magnat russe de la vodka en 2015 pour 500 millions d’euros. Récemment, cette même société est devenue propriétaire du Rouvray, une propriété de 250 hectares à Condé-sur-Vesgre, à une heure de Paris. C’est l’architecte du château de Louveciennes qui est en charge de la rénovation de cet autre manoir ainsi que de la construction de nouveaux bâtiments qui serviront, d’après les permis de construire consultés à la mairie, de domaine de chasse.

Le promoteur immobilier à l’origine du projet de château est Ehmad Khashoggi, neveu du richissime marchand d’armes Adnan Khashoggi, aujourd’hui décédé. Il a ordonné la démolition, en 2009, d’un château préexistant du XIXème siècle pour faire place au futur Château Louis XIV. À première vue, le nouvel édifice paraît remonter à l’époque de Versailles, dont le luxe tape-à-l’œil demeure un standard international. Mais sous ses atours XVIIème , le château abrite une technologie du XXIème siècle. La fontaine, la sono, les éclairages et l’air conditionné ultra-silencieux, par exemple, sont réglables à distance via iPhone.

En plus des installations luxueuses typiques de ce genre de propriété, comme la cave à vins ou la salle de cinéma, une superbe fresque orne le plafond de la rotonde. Le fond des douves est aménagé en aquarium souterrain d’où l’on peut admirer les esturgeons et les carpes koï évoluant par-dessus. Une statue de Louis XIV en marbre de Carrare trône aussi dans le parc du château.

Le Château Louis XIV est installé dans un parc de 23 hectares. Le promoteur a détruit un château du XIXème siècle à Louveciennes, pour laisser place a nouveau château en 2009.

“Le concept est kitsch et puis quand on y est, ça ne l’est plus”, estime Marianne Merlino, qui était maire adjointe de la ville au moment de la construction du château. “Comme à Versailles, où tout était excessif, et comme Louis XIV, il a réussi quelque chose d’assez exceptionnel”.
Un jeune dirigeant affirmé
Âgé de 32 ans et acteur sur la scène publique depuis à peine trois ans, le prince héritier Mohammed s’est taillé la réputation d’un leader volontaire, voire imprudent, d’après ses détracteurs. Il a lancé une offensive aérienne au Yémen et est à l’origine du blocus au Qatar.

Il s’est cependant gagné les faveurs de nombreux jeunes Saoudiens en contenant la police religieuse du pays, en promettant d’accorder le droit de conduire aux femmes et en annonçant, la semaine dernière, la fin de l’interdiction des salles de cinéma dans le royaume.

Mais dans un pays habitué aux dirigeants octogénaires, l’avènement du jeune prince a suscité bien des grincements chez les aînés, surtout lorsqu’il a écarté son cousin plus âgé pour devenir prince héritier.
Il fait l’objet d’une attention encore plus accrue depuis l’arrestation le mois dernier d’une douzaine de ses cousins royaux et de centaines d’autres hommes d’affaires et de fonctionnaires. Ils sont désormais détenus au Ritz-Carlton de Riyad - devenu la plus luxueuse prison au monde. Le gouvernement se félicite d’un coup de filet anti-corruption mais ses détracteurs y voient plutôt une purge politique et une opération d’extorsion.
Interrogé sur les arrières-pensées politiques de ces arrestations par l’éditorialiste du New York Times Thomas Friedman, le prince héritier Mohammed a expliqué que l’objectif pour l’État est de récupérer 100 milliards de dollars — 85 milliards d’euros — en dommages et intérêts auprès de l’élite emprisonnée. Mais il qualifie de “ridicules” les accusations selon lesquelles ces arrestations auraient un but politique, affirmant que c’est le seul moyen d’éradiquer la corruption et l’enrichissement personnel.

“Donc il faut envoyer un message, et le message qu’on envoie en ce moment est ‘Vous n’y échapperez pas’”, a-t-il expliqué.

Ni le prince héritier ni le gouvernement saoudien n’ont donné suite à nos demandes de réactions pour cet article.
Austérité en Arabie Saoudite, opulence à l’étranger

Le train de vie dépensier de la famille royale, dont l’origine de la fortune reste opaque, fait sourciller depuis bien avant la vague de répression. Avec la chute du prix du pétrole, source traditionnelle de la richesse du pays, le gouvernement s’est efforcé d’appliquer une certaine discipline financière pour réduire les déficits.

Mais l’année dernière, alors que le gouvernement annulait plusieurs projets d’une valeur totale d’environ 250 milliards de dollars par souci d’économie, le roi Salman, lui, se faisait construire une luxueuse résidence secondaire sur la côte marocaine.
L’été précédent, en vacances dans le sud de la France, le tout nouveau prince héritier Mohammed craquait pour un magnifique yacht affichant deux piscines et un hélicoptère.

Pour accomplir cette opération, une cohorte d’avocats, de banquiers et de comptables en Allemagne, aux Bermudes et sur l’île de Man ont monté une opération de transfert des titres de propriété vers Eight Investment. D’après les Paradise Papers, un ensemble de documents fuités d’un cabinet d’avocat aux Bermudes, le prix stipulé sur les premières versions du contrat de vente était encore plus élevé que celui du château – 420 millions d’euros.

Un projet de contrat pour l’achat du super-yacht Serene pour 420 millions d’euros en 2015.
Des échanges de mails entre les avocats révèlent que le yacht appartiendrait à une société domiciliée aux îles Cayman appelée Pegasus VIII. Elle a été créée en 2014, au moment même où le prince héritier Mohammed achetait un autre yacht, rebaptisé Pegasus VIII. Celui-là coûtait environ 60 millions de dollars — 45 millions d’euros à l’époque — selon son vendeur, un investisseur californien prénommé Ronald Tutor.
Le mois dernier, le tableau “Salvator Mundi” de Léonard de Vinci a été cédé à un acheteur anonyme pour la somme de 450,3 millions de dollars (382 millions d’euros), un record dans l’histoire des enchères pour une œuvre d’art. À l’issue d’une enquête approfondie, le New York Times a pu établir que l’acheteur était un obscur prince saoudien proche du prince héritier Mohammed. D’après des sources au faite des détails de la vente ainsi que des membres des services de renseignement américains, l’acheteur servait de prête-nom au prince héritier.
Le gouvernement saoudien nie ces informations, affirmant soit que l’acheteur opérait en tant qu’intermédiaire pour les Emirats Arabes Unis, où le tableau sera exposé au Louvre Abu Dhabi, soit que le prince héritier l’a acheté pour en faire don à Abu Dhabi. Les personnes au courant des détails de la vente insistent que le prince héritier était bien l’acheteur au moment de l’enchère.
Les dépenses des princes saoudiens sont scrutées de près depuis des décennies, mais les Paradise Papers et les Panama Papers, obtenus par le journal allemand Süddeutsche Zeitung et partagés avec le Consortium International des journalistes d’investigation ainsi que d’autres médias, apportent une masse de nouveaux détails. La fortune du prince héritier Mohammed, aussi vaste soit-elle, se révèle n’être qu’une petite part de la fortune amassée par la branche du roi Salman au sein de la Maison Saoud.
À Londres, où le nom du roi Salman est déjà lié à deux demeures somptueuses, son fils le prince Turki Ben Salman se révèle être garant d’une société domiciliée à l’île de Man qui, en 2014, a vendu pour plus de 25 millions un appartement à quelques pas de l’Abbaye de Westminster. Le prince Sultan Ben Salman, un demi-frère du prince héritier et le premier astronaute arabe à être allé dans l’espace, est propriétaire d’un luxueux jet Boeing, estimé à plus de 85 millions d’euros, via une société-écran domiciliée aux Îles Vierges Britanniques.
Le vaste complexe immobilier du roi Salman sur la côte sud de l’Espagne appartient à deux sociétés panaméennes, elles-mêmes contrôlées par une société luxembourgeoise appartenant au roi et à ses enfants. Une autre holding, domiciliée celle-là au Liechtenstein, détient la villa du roi sur la côte d’Azur, où l’actrice Rita Hayworth s’était mariée en 1949.

Les habitants de Louveciennes disent que la propriété est vide, et récemment, les volets étaient fermés, sans aucun signe de vie.
Les deux nouvelles propriétés françaises, le Château Louis XIV et le domaine du Rouvray, appartiennent à deux sociétés françaises. Elles sont détenues par une entreprise au Luxembourg, Prestigestate SARL, qui appartient elle-même à Eight Investment.
Thamer Nassief, qui se décrit sur LinkedIn comme “Président des affaires privées du prince héritier”, est à la fois le gérant de Prestigestate et celui d’Eight Invesment.
Les documents de la firme Appleby aux Bermudes révèlent qu’Eight Investment “appartient aux membres de la famille royale saoudienne,” dont “la richesse provient du roi et de l’État”.
Les trois propriétaires enregistrés sont Badr Ben M. al-Asaker, dirigeant de la fondation personnelle du prince héritier, Hazim Mustafa Zagzoog, chargé des affaires privées du Roi Salman, et Bader Ali al-Kohail, ambassadeur d’Arabie Saoudite aux Maldives, l’archipel de l’océan Indien où le prince héritier a organisé des fêtes extravagantes avec des invités tels que le rappeur Pitbull et le chanteur sud-coréen Psy.
ll y a plusieurs autres châteaux à Louveciennes, dont celui de Madame du Barry, la favorite de Louis XV. Au XIXème siècle, la ville était appréciée des peintres impressionnistes et de nos jours, c’est une banlieue aisée de Paris.

‘Le rêve de sa vie’

Les responsables municipaux qui ont eu à travailler avec M. Khashoggi parlent de son enthousiasme quasi obsessionnel pour le projet. “Khashoggi disait que c’était le rêve de sa vie de créer quelque chose comme ça”, se rappelle Mme Merlino, l’ancienne maire adjointe. “Il voulait le meilleur pour chaque partie de la propriété, et c’est ce qu’il a obtenu”. M. Khashoggi a fait savoir par une intermédiaire qu’il ne souhaitait pas apporter de commentaire.
Les plus somptueuses réalisations, comme les dorures, ont été réalisées par l’Atelier Mériguet-Carrère, un atelier d’artisanat d’art qui a aussi travaillé à la restauration de l’Élysée et de l’Opéra Garnier à Paris. Antoine Courtois, son dirigeant, a dit ne pas pouvoir commenter les travaux du Château Louis XIV en raison d’un accord de confidentialité.
Hans Cauchi, un entrepreneur maltais qui gère les propriétés de personnes très fortunées, a déposé un permis de construire pour transformer les anciennes écuries délabrées du château, au bord de la propriété, en villa avec une pièce d’eau ornementale. Un autre permis de construire concerne une nouvelle maison de gardiens, inspirée du hameau de la Reine au château de Versailles, une propriété de style rustique construite pour Marie-Antoinette.
Véronique Skrotzky, une résidente de Louveciennes qui aimait aller aux champignons quand l’ancien château, avec ses fenêtres cassées, était encore debout, regrette que le propriétaire semble ne jamais venir et que le terrain soit fermé au public.
“Avant, c’était une ruine ancienne pour les fantômes”, se souvient-elle. “Maintenant, c’est un endroit tout neuf pour les fantômes”.

Nicholas Kulish a fait le reportage depuis Louveciennes, et Michael Forsythe depuis New York. Elian Peltier depuis Paris, Milan Schreuer depuis Bruxelles, Ben Hubbard depuis Beyrouth, et Mark Mazzetti depuis Washington, ont contribué au reportage.